Depuis quelques années, j’ai fait plusieurs tentatives de définition de l’objet de l'homéopathie. Il y a quatre ans, j’ai proposé l’appellation de corps vécu, qui, bien qu’exacte, a l’inconvénient de n’être, en toute rigueur, que partielle puisqu’elle ne désigne qu’une face de la réalité humaine. L’être humain est, en effet, fondamentalement unitaire. Corps et psyché y sont intimement tissés ensemble. Le corps, de ce point de vue, est, effectivement, un corps vécu mais la psyché ne saurait y être identifiée purement et simplement. Le terme de corps vécu décrit donc bien cette réalité unitaire mais, hélas, vue d’un seul côté et la psyché est une psyché-incarnée.
Il s’agit de faire un pas de plus et de parvenir à véritablement dépasser tout dualisme. C’est ce que permet, me semble-t-il, l’idée de tissage psychophysique. Mais si le terme désigne bien le processus généalogique à l’origine de la dimension fondamentalement unitaire de l’être humain, il désigne, précisément, un processus dynamique et non pas son « résultat ». Le tissage étant le processus fondamental de l’unité biologique humaine, son « résultat » mérite le nom de tissu. Ce terme a le mérite de rendre compte, à la fois, de l’unité biologique et des deux faces que, comme tout tissu, celle-ci donne à voir, selon la perspective retenue pour l’observer : corps vécu du côté physique, psyché incarnée du côté psychique.
L’appellation de tissu psychophysique présente, cependant, l’inconvénient de ne pas être, d’emblée, explicite. D’induire aussi, de prime abord, l’idée de quelque chose d’un peu trop fixé, d’insuffisamment dynamique.
L'homéopathie est, nous le savons, médecine de l’in-dividu. Cette idée d’individualité pourrait, à la réflexion, nous donner une piste pour définir l’objet de l'homéopathie.
La seule véritable « originalité » du concept que j’avance, ici, réside dans le trait d’union, placé pour rappeler que la notion d’individu exprime deux choses :
--> Le fait d’être singulier, unique, différent de tout autre
--> Le fait de ne pas être divisé, d’être uni, d’avoir, certes un corps et une psyché mais tellement intimement intriqués l’un à l’autre, comme un tissu, qu’à vouloir trop les séparer, l’on détruirait le tissu. L’idée d’in-dividualité vivante aurait, ainsi, le mérite de renvoyer, du point de vue scientifique, biologique, à celle de tissage psychophysique.
Le champ de la vie ou champ vital
L'homéopathie n’est pas, seulement, médecine de l’individu. Elle est, avant tout, médecine de l’in-dividu vivant. Ceci est essentiel car l'homéopathie se démarque, par là, fondamentalement du regard classique. Elle se développe, en effet, dans le champ de la vie. Elle ne délaisse pas le vécu du patient, ses sensations, le retentissement de la maladie sur sa capacité de vivre, les modifications de son agir et de son sentir, pour passer, comme l’approche objectivante, à un niveau infrastructurel ou « causal » qui délaisse cette vie, pour se consacrer à ses « coulisses » mesurables et représentables : chiffres, courbes, mesures et images radiologiques. L'homéopathie reste, ainsi, toujours, sur la scène même où la vie se joue, où la pièce se déroule.
A l’inverse, la médecine « classique », la science moderne et la biologie, elle même, paradoxe suprême puisqu’elle est, étymologiquement, science de la vie, se sont constituées dans l’ombre de la mort, ou, si l’on préfère, dans la négation de la vie. Toute leur connaissance, tout leur savoir proviennent de données issues de l’étude des cadavres, d’examens de cellules et de tissus isolés de l’organisme vivant, voire en culture, de paramètres biologiques mesurés, d’expériences de laboratoire, souvent « in vitro ». Bref, la médecine moderne s’est développée dans la négation de la vie, de sa fluidité, de sa mouvance et de son caractère insaisissable. Je rappellerai au lecteur que cette inscription de la science dans l’ombre de la mort est une donnée, une sorte d’évidence, reconnue par penseurs modernes les plus éminents: Michel Foucault., Georges Canguilhem et Michel Serres pour ne citer que les plus connus d’entre eux. Ce dernier y a, d’ailleurs, consacré un beau texte « Trahison : la thanatocratie »[1].
La médecine classique et la biologie se consacrent aux mécanismes et aux phénomènes sous jacents à la vie, à l’isolement de ceux-ci et à leurs représentations possibles. La connaissance qui en découle est, de ce fait, coupée de la vie concrète. La médecine « classique » considère, ainsi, le vivant en tant qu’objet. L’individu y est réifié, « figé », « inanimé », dépouillé de tout ce qui fait sa vie concrète, son vivre singulier. C’est, d’ailleurs, ce qui fait sa force autant que sa limite.
A l’inverse, l'homéopathie est une discipline du vivant considéré dans ce qu’il éprouve, sent, bref, dans ce qu’il vit, concrètement. Elle est, donc, une médecine du vivant « vivant », pourrait-on dire, c'est à dire en train de vivre, en tant qu’il vit, de telle et telle manière, ici et maintenant. C’est, de façon symétrique, ce qui fait sa force autant que sa limite.
Le champ de l'homéopathie est donc le champ de la vie, c'est à dire le champ vital tandis que le champ « classique » est celui des mécanismes sous jacents à la vie, de la « machinerie corporelle ».
Bien sur, une individualité « biologique » peut être soulignée par la médecine moderne : appartenance à tel groupe sanguin, tissulaire et, surtout, de nos jours, par établissement d’une carte d’identité génomique. Mais, l’on ne recouvre, là, que le premier sens du terme « individualité », au sens de singularité, on perd, totalement, le deuxième sens, à savoir le caractère non-divisé de l’être humain. Et, surtout, on perd de vue la vie. Car, cette identification, cette « anthropométrie » génétique, que nous dit-elle de la psyché, des sensations, émotions, actions de tout un chacun, bref de sa vie ? Que nous dit-elle des singularités concrètes de l’individu, de ses gouts, de ses aversions, de son inscription, agréable et facile, ou bien, difficile et pleine de souffrances, dans la vie ? De surcroit, elle n’est qu’une individualité « de papier », toute théorique. Car on méconnait, presque toujours, le fait qu’identité génétique ne signifie nullement identité tout court. Ce dont témoignent, pourtant, les jumeaux homozygotes qui, bien que rigoureusement identiques génétiquement, ne cessent pas d’être profondément différents et singuliers. En effet, pour identiques qu’ils soient génétiquement, que de différences, malgré les ressemblances sur lesquelles on met toujours l’accent, de goût, d’appétits, d’aversion, de choix de vie, de passions, de dons, de pathologies aussi.
Que la vie n’est pas une chose abstraite mais le vivre
Il ne faut pas se méprendre sur le mot « la vie ». La vie n’est pas une chose, une substance, une entité abstraite. Elle n’est pas, non plus, une idée, au sens platonicien, qui existerait indépendamment de l’expérience concrète du vivre. Le problème avec l’expression « la vie », c’est, donc, que dans l’expression même de l’idée de « vie », elle a tendance à « tuer » le vivre, à le recouvrir par ses considérations sur les conditions de possibilités du vivre (et c’est, en fait exactement, cela, le domaine de la biologie). Notre langue, avec ses substantifs, possède, ainsi, une forte tendance à substantifier ce qui relève de l’expérience pure.
La vie, la vraie, c’est l’expérience pure du vivre. Le reste, les paramètres biologiques, les données de l’imagerie, celles de la physiologie, de l’anatomo-pathologie, etc. ne sont que données de ce qui permet le vivre. En caricaturant, on pourrait dire que les données biologiques scientifiques, sont les données nécessaires à la survie, au maintien de la vie, au sens du maintien de la capacité de vivre. Et il est vrai que si notre taux de potassium s’élève exagérément, on va mourir. Pour autant, le taux de potassium, du point de vue de la vie, au sens de vivre, n’a aucun sens.
Le tissage, par le vivre, de l’in-dividu
L’in-dividualité de l’être humain ne peut s’observer que dans le champ de la vie, celui du vivre concret. Il est capital d’être conscient, également, que cette in-dividualité vivante est, elle-même, le fruit du fait de vivre, de la vie. Ce que je vais montrer maintenant.
C’est, ici, que la notion de tissage vital que j’ai présentée dans d’autres textes de ce site, vient s’articuler, je serais tenté de dire, se nouer, se tisser, avec celle de l’in-dividualité vivante de l’être humain. Notre in-dividualié vivante ne se construit pas, a posteriori. Nous ne sommes pas, d’abord, vivant pour, ensuite, nous individualiser. Les deux mouvements n’en font qu’un. Vivant, nous nous individualisons, à chaque instant de notre vie, de notre développement, surtout, c'est à dire de nos premières années.
La solidarité de chacun de nos organes, tout comme celle de notre corps et de notre psyché, et la figure singulière qu’elles revêtent, ne survient pas, a posteriori, chez un sujet qui posséderait, de façon a priori, un corps et une psyché fondamentalement distincts et hétérogènes s’unissant, se tissant l’un à l’autre, dans un deuxième temps. Au contraire, ce tissage est une condition nécessaire au vivre, au développement de la vie.
En effet, il n’y aurait pas de vie possible en dehors d’un tissage permanent de tout notre être. Pas de vie possible sans le tissage effectué par le vivre. Chacun sait, par exemple, que le tout petit d’homme, même bien formé, même possédant un capital génétique des plus favorables, même bien nourri, dépérira et souffrira immanquablement de troubles multiples et sévères en cas de carence affective et relationnelle majeure. De même, sa capacité à apprendre le langage humain se perdra-t-elle en cas d’absence de lien à d’autres humains. L’état physique dépend donc de l’état relationnel et psychique et vice versa.
Pour autant, il ne faut pas faire l’erreur de croire que cette in-dividualité vivante renvoie à une structure, une entité déterminée. Il ne s’agit pas, pour faire simple, d’un objet mais de la forme que prend la totalité du fonctionnement humain du fait de vivre, d’être vivant. L’in-dividualité vivante, autrement dit, n’est pas une chose mais la marque même du vivre. Il n’y a, au sens propre, de vie, de vie vécue, se vivant, qu’in-dividuelle.
L’être humain est constitué d’éléments structurels, de cellules, tissus, organes, toujours ouverts sur les autres structures corporelles, sur l’extérieur, le monde naturel, les autres humains et le monde de la culture, grâce à l’intermédiaire du système nerveux et des sondes sensorielles (yeux, oreilles, peau, cellules olfactives, papilles linguales) externes ainsi que d’éléments intéroceptifs informant sur l’intérieur de l’être vivant.
Son développement se fait, donc, toujours en liaison constante avec le monde environnant. Mais, surtout, il faut bien être conscient que le maintien de l’unité vitale de chaque être est au cœur de son projet de développement. Je dis unité vitale pour deux raisons. Premièrement, cette unité est vitale, car sa perte signe la mort du sujet. Ensuite, c’est une unité entretenue, maintenue, renforcée par le fait de vivre, par la vie donc. Ainsi, ne faut-il pas perdre de vue que l’unité du vivant est toujours première.
Tout commence, en effet, par une première cellule, qui se divise en d’autres, qui se divisent en d’autres, etc. et, à chaque étape, le maintien de la solidarité globale, unitaire, est le fait fondamental. Les nouveaux tissus jouent leur rôle au sein du tout, aucun ne fonctionne, réellement, pour lui même.
Mais, alors que l’unité du vivant se maintient, son in-dividualité se dessine, se construit et se développe au travers d’un tissage permanent. Comme pour tout tissu, ce tissage met en jeu, noue ensemble, deux types de fils disponibles. Les uns, disons, plus physiques, les autres plus psychiques. On pourrait dire, aussi, les uns plus structurels, les autres plus relationnels. Pour autant, rappelons qu’aucun de ces fils n’est le corps ni la psyché. Ces deux entités apparaitront, émergeront, peu à peu, au fur et à mesure du développement et ne préexistent, en aucune façon, au développement humain.
Le pôle « physique » ou corporel, lui même, n’est pas univoque. On y trouve des fils cellulaires, des fils tissulaires, qui formeront, suite à des entrecroisements et des nouages préalables, des fils organiques (cœur, poumons, reins, foie, etc.). Mais, tous ces fils structurels se tissent à d’autres, chimiques, hormonaux, biophysiques, électriques, neuraux, etc. De la même manière, le pôle « psychique » n’est ni univoque ni bien constitué d’emblée. Interviennent, ainsi, de nombreux fils à connotation dite « psychique » : sensations, émotions, sentiments, représentations, pensée, etc.
L’idée est de bien comprendre que c’est du nouage intime et très complexe de très nombreux fils différents, comme il existe, dans le tissage textile, des fils de nature, de texture, de solidité, de taille et de couleurs différentes, que résulte l’in-dividualité vivante de l’être humain.
Insistons, une dernière fois, sur le fait qu’il n’y aurait pas grand sens à qualifier ces différents fils de purement physique ou de purement psychique. Car, c’est à la fin du tissage, seulement, qu’apparaissent les deux faces, indiscutablement différentes et repérables chacune sous un angle bien défini, qui méritent le nom de psychique et de physique. Ainsi, avec l’idée de tissage vivant de l’in-dividualité humaine, si corps et esprit restent deux dimensions essentielles constituant l’être humain, celles-ci ne sont plus hétérogènes, étrangères l’une à l’autre. De ce fait, il n’y a plus rien d’étonnant à ce que tout ce qui touche et concerne le tissu humain affecte l’une et l’autre face et leurs relations peuvent s’envisager sous un jour nouveau[2].
Il est essentiel de garder à l’esprit que ce tissage s’effectue par le vivre même. C’est au fil des expériences de vie, jour après jour, que ces différents types de fils se nouent de manière singulière. Ainsi, les éléments physiques ont-ils, dès le début, besoin des éléments affectifs, émotionnels et relationnels pour assurer un développement physique satisfaisant (l’acquisition de la parole suppose un apprentissage, donc le lien intime à l’autre, le développement cérébral a, lui aussi, besoin d’éléments relationnels et affectifs). De même, aucune relation affective satisfaisante n’est possible sans un fonctionnement correct de certains organes, notamment neurosensoriels. La surdité, surtout méconnue, va, ainsi, engendrer de profonds troubles relationnels. Des dysfonctionnements cérébraux variés vont altérer le développement cognitif et psychique, certains troubles métaboliques également, etc.
Ainsi, le tissu psychophysique, l’in-dividualité humaine est-il un tissu qui ne cesse de se tisser et re-tisser continuellement. D’où son nom d’in-dividualité vivante.
Le dépassement du dualisme corps/esprit
Dans une perspective généalogique, avec la notion de tissage de l’in-dividualité vivante, le dualisme corps/esprit se résout, tout simplement, parce que corps et esprit n’y existent pas de façon a priori, mais émergent de façon couplée[3]. Ainsi, ce que nous considérons, traditionnellement, comme des données fondamentales de bases, l’existence d’un corps et d’une psyché, devient-il le résultat d’une genèse double et simultanée. Bien sur, il est tentant de penser que le corps a une existence indépendante de la psyché, pour la bonne raison que la dimension matérielle de l’être humain saute aux yeux. Mais cette dimension corporelle évidente n’est que l’infrastructure la plus « machinique » du corps humain. Elle concerne un corps, virtuel, sans le lien aux autres, pas réellement engagé dans la vie, tout juste capable de survivre. Elle ne peut, de surcroît, se développer, sans l’influence, au sens propre, vivifiante des relations aux autres, et, pour commencer, à l’amour des adultes qui prennent soin du tout petit.
L'homéopathie ou la reconnaissance de la configuration de l’in-dividualité vivante
Nous pouvons aborder, maintenant, la question de la démarche diagnostique homéopathique. Celle-ci s’avère travail de reconnaissance, d’identification de la configuration globale et singulière du patient, à travers signes, symptômes, sensations, modalité et causalités, à telle période de sa vie, celle où il nous consulte. Reconnaissance, donc, de son in-dividualité vivante.
Notons que cette configuration est relativement stable dans le temps, qu’elle se maintient sous des manifestations qui peuvent, en apparence, varier, sur de longues périodes, ce pour quoi, pour asseoir notre prescription, nous prenons en compte l’état actuel du patient ainsi que sa biopathographie. .
Les tableaux pathogénétiques, la combinaison des signes et symptômes caractéristiques des différents médicaments homéopathiques, répertorient donc autant de configurations, de figures que peut revêtir l’in-dividualité vivante humaine.
Remarquons, pour finir, que, si l’on a, bien sur, tendance à reconnaitre les figures singulières de l’unité vivante à l’occasion de pathologies, la « guérison » d’un patient ne signifie pas une « normalisation » de cette in-dividualité vivante, comme si on changeait celle-ci. Il s’agit, plutôt, du retour à l’équilibre d’une configuration qui reste, cependant, le plus souvent, identique. Il n’y a pas passage d’une configuration déséquilibrée (« aberrante » pourrait-on dire ou anormale) à une configuration « normale » de l’in-dividualité vivante. Il y a passage d’une « variante » morbide d’une figure, entrainant souffrance, à la même figure en meilleur équilibre de vie, permettant un vivre meilleur.
Prenons, par exemple, un patient souffrant d’asthme et de dépression relevant de Natrum muriaticum. L’amélioration suivant la prescription du remède ne correspondra nullement à un passage de la configuration « Natrum muriaticum » (qui serait anormale en soi) à une configuration « normale » (que l’on serait bien en mal, d’ailleurs, de déterminer). Plus, la notion même d’in-dividualité interdit de penser de façon normative (ce serait, là, en effet, la fin de toute individualisation). La « guérison » est, simplement, mais quel bonheur quand l’on y parvient, accès à un meilleur équilibre de l’in-dividualité vivante (de type « Natrum muriaticum » dans l’exemple cité), à une capacité de « mieux »vivre, sans souffrances, ou, en tout cas, avec moins de souffrances. Mais, toujours singulièrement, toujours dans son in-dividualité.
Mise en ligne: septembre 2011
[1] Michel Serres, in « Hermès III, la traduction », Les éditions de minuit, 269 p, 1974.
[2] Cf. le texte « Un nouveau regard sur les relations corps/psyché », sur ce même site.
[3] Je ne développe pas le détail de ce couplage et renvoie le lecteur au texte consacré à ce sujet sur le site.
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